"Inside: A Journal of Dreams raconte l’histoire d’un vieil homme vivant en solitaire dans sa maison où une fuite de gaz est doucement, insidieusement, mais certainement en train de perturber ses rêves, ses souvenirs et sa santé mentale. Il nous confie son expérience à travers un journal de 81 pages qui se manipule, grâce à l’activation d’onglets, exactement comme un livre. Des hyperliens, des animations, des photos et des vidéos viennent se joindre au texte afin d’accentuer l’effet de délire causé par l’intoxication.
Dans Inside, le narrateur relate dans son journal (avec un résultat souvent fragmentaire ou énigmatique) d'une part, les événements réels qui se produisent autour de lui et, d’autre part, ses rêves, ses souvenirs lointains, voire ses hallucinations, trois phénomènes psychiques qui ont tous un lien étroit avec l’imagination. Au départ, le narrateur semble vouloir accorder une part égale au réel et à l’imaginaire; cependant, plus son récit progresse et plus la frontière entre les deux se brouille, ce qui accroît la confusion du vieil homme. Parfois, les rêves sont rapportés au passé, comme s’ils se confondaient avec les souvenirs, sauf que des événements insolites excluent la possibilité qu’il s’agisse uniquement de souvenirs. À la page virtuelle 40, par exemple, le narrateur constate, sans trop s’émouvoir, qu’un homme possède un bouton de contrôle du volume sur le cou. D’autres fois, les rêves sont racontés au présent (voir la dramatique et effrayante irruption du poltergeist, pages 34-35), donnant l’impression que le narrateur s’enfonce et ne parvient plus à différencier ses rêves de la réalité. De plus, tandis que les premiers rêves commencent généralement par «I dreamt» ou «Dreamt», après les dix premières pages virtuelles ― sauf exception ―, aucun mot n’est utilisé pour introduire le récit du rêve. Il est alors bel et bien confondu avec les événements réels.
Dans sa tentative de représenter séparément réel et imaginaire, le narrateur échoue en étant plus souvent qu’autrement submergé par le rêve: «I’m falling into a void. There is an infinite chain nearby, keeps coming into view, close, within reach, sometimes I manage to grab it and hold it on for a few fleeting seconds before having to let go. I keep falling and falling.» (p. 60) Même si sa longue chute vers «l’imaginaire total» ― la folie, en fait ― est entrecoupée par des bouts de réalité auxquels il réussit à s'agripper, ses rêves sombres et angoissants ne rencontrent chez lui aucune résistance et l’entraînent progressivement dans les abysses du délire... du moins, jusqu’à ce que l’appareil de chauffage soit réparé.
Outre son aspect fragmentaire, la représentation formelle des rêves dans Inside comporte également un aspect technique non négligeable. La typographie joue d’abord un rôle extrêmement important dans le rendu des rêves. Trois différents types de caractères sont utilisés: un en majuscule, un en Times New Roman, et un autre en Courier New; chacun représentant un des états d’esprit du narrateur. La première police, en majuscules, employée entre les pages virtuelles 63 et 67 ainsi que pour faire mention de «SHE» dans les dessins, réfère à un état très proche du délire. La seconde sert généralement à rapporter les rêves et la troisième, la réalité, même si la frontière entre les deux est parfois difficile à délimiter distinctement. D’autres éléments tels que les ratures, les corrections ― liées au processus de mémorisation du rêve au réveil ― ou les marques au crayon rouge permettent également au lecteur de s’immerger plus facilement et plus rapidement dans l’état d’esprit du narrateur, car ces éléments lui donnent une impression d’immédiateté de la narration. Il croit lire un brouillon, un texte impulsif qui représente bien l’état d’une pensée intoxiquée ou à demi consciente.
Il faut explorer à fond les dédales du journal pour reconnaître le Minotaure lors de sa rencontre. Cela arrive à l’avant-dernière page virtuelle, alors que l’intoxication au gaz affecte le narrateur jusqu’au délire. Les rêves disparaissent et la folie s’empare de ses pensées qui sont désormais décousues, éclatées, incohérentes, insensées, comme s’il perdait peu à peu la capacité de s’exprimer. La parole n’est plus, la logique éclate, entraînant ainsi une déchirure, une coupure finale. L’incapacité du narrateur à s’exprimer se fait sentir dès le premier paragraphe, avec l’absence de rêve, mais aussi par l’effacement des mots, la douleur des lèvres et le manque de volume de la voix: «NO DREAMS words turned down sore lips lack of volume». Le narrateur n’a plus rien à raconter et, de toute manière, il ne peut plus parler. Il est muet et sans inspiration. Pour accentuer la déstabilisation de son état, les conventions de lecture s’altèrent. Les paragraphes sont disposés de tout bord tout côté, à l’endroit, à l’envers, de droite à gauche, de bas en haut et les signes de ponctuations ont disparu, de même que les majuscules. Il n’existe plus de repère pour savoir si la phrase débute ou se termine. Plus de pause, tout défile d’un seul trait. Il en résulte une confusion tant dans la signification que dans la lecture, comme si un «dried up pen dropped mouth in the margin» et qu’il prenait le sens en otage.
Au milieu de cette psychose de divagation, l’inévitable ne peut qu’arriver, une coupure d’avec le reste, où un «paper knife edge blade on blade» s’apprête à trancher. Alors à l’aide de ce «slatted running red paper knife over fingers touching me touching me touch skin on skin on sand on table tongue tied torn out of book», la langue est arrachée du livre. Il ne reste plus rien. La perte est désormais totale, il n’y a plus de sens ni de tout. Or, au milieu de cet égarement, alors que la désorientation du lecteur est à son comble, quand il n’espère plus comprendre quoi que ce soit, le narrateur le ramène brusquement à la réalité: «I got the fire fixed». L’intoxication est terminée, le gaz ne fuit plus, le tuyau a été réparé, la conclusion est désormais cohérente, tout s’explique et se comprend. Le fil narratif doit ici être vu comme le fil d’Ariane qui raccompagne le lecteur-Thésée à bon port, là où tout retrouve une logique. C’est la sortie du labyrinthe et le retour dans le monde. Tout a été oublié. La vie normale reprend son cours.
«Be still and you will travel great distances» nous promet Judi Alston car «Inside has been a project of being still but journeying far...». C’est exactement l’effet que procure la lecture de l’œuvre, celui d’un long voyage dans les dédales mémoriels d’un vieil homme délirant, et ce, tout en restant tranquillement devant l’écran. Le seul effort demandé est un clic de souris, et alors un monde s’ouvre à l’internaute. Il ne lui reste plus qu’à parcourir, à son gré, le labyrinthe hypertextuel et alors il y découvrira un univers fragmenté, saccadé, confus mais cohérent à la fois. Typiquement hypermédia, il lui faudra explorer, oublier, se plier à de nouvelles règles de lecture, bref redéfinir sa manière de lire afin d’y observer les signes et d’y comprendre, autrement, le sens." -- From bleuOrange
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Published in March, 2009 by bleuOrange in Issue 2.
Preserved with Conifer by the Electronic Literature Lab. This copy was transferred to the Electronic Literature Lab in Summer of 2021.
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